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L’être qui chante

Article écrit par François Combeau

L’être qui chante

" Explorer le champ du possible, c’est ouvrir une porte vers un mieux-être. "

Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises techniques, il n’y a que des comportements vocaux, corporels et respiratoires adaptés et d’autres inadaptés par rapport à une expression, un contexte acoustique, une situation relationnelle, une intention, un choix du moment.

Les différentes techniques vocales utilisées de part et d’autre du monde sont des réponses souvent inconscientes à des situations et des contextes spécifiques, qu’ils soient sociaux, culturels, professionnels, religieux, ou liés à des conditions de vie, de climat… Elles se transmettent par tradition orale, initiation, transmission savante, ou sont un essai improvisé d’adaptation à une situation, à un espace, à une création « ici et maintenant ».

Une société est en partie représentée par sa musique (musique de la langue, musique des voix, musique de la vie sociale, affective, relationnelle). Celle-ci exprime les caractéristiques du groupe humain qui la pratique: morphologie, lieu de vie, type d’activité, relation avec le milieu environnant animal et végétal et les éléments naturels (l’eau, la terre, l’air, le feu), type de relation interhumaine et relation entre l’homme et le surnaturel (sentiments religieux).

La liberté d’une réponse adaptée et authentique

Le chant est chaque fois l’expression de ces spécificités ethniques. Les sociétés «primitives» dans lesquelles le travail collectif est prédominant (agriculture, chasse, pêche) et la vie sociale riche, ont développé un chant collectif, expression d’une activité liée au mouvement et au rythme du corps, à l’espace et aux moments de la journée. À l’occasion de ce chant, la voix de chacun se fond dans l’harmonie collective.

L’évolution des sociétés s’est accompagnée d’un développement de l’individualité, de la représentation et des échanges entre les groupes humains. Le chant a suivi cette évolution et, quittant bien souvent la réalisation collective liée à l’activité, il est devenu chant individuel, chant de représentation à fonction de communication, véhicule d’un message social et religieux.
Actuellement, dans notre société technologiquement avancée, le chant s’est distancé de l’action, des mouvements du corps, de l’espace de sa projection, des conditions de vie. Il trouve plus souvent son inspiration dans les sentiments, l’émotion, le mental, et à ce titre la voix éclate à chaque instant comme l’expression de ce que «je suis», de «moi» en tant que distinct, individuel, demandant une attention et une prise en charge particulière.
Expression de mes angoisses, de mes espérances, de mon histoire et de l’avenir dans lequel je me projette, de mon personnage, de ses dilatations, rétractions, limites et habitudes, le chant, ma voix, se cherchent, se perturbent, se perdent et cherchent dans « la technique » un appui rassurant, une délimitation.

Jamais comme aujourd’hui et chez nous la voix ne s’est cherchée, comme si elle appartenait à un impalpable, au non-dit, comme si elle était une réalité à vivre dans l’instant de son existence, dans la cohérence de sa production, dans sa vérité en tant que réponse adaptée et authentique à un stimulus intérieur ou extérieur.
La question est donc bien de savoir si mon corps, ma pensée, ma voix, ma respiration, ont la liberté de cette réponse adaptée et authentique, et non de déterminer ce qui est bon ou mauvais pour ma voix et de dresser un tableau sans fin des impératifs et interdits imposés par telle ou telle technique. Car dans bien des cas, l’étude des différentes techniques vocales utilisées dans le monde viendra compromettre ces certitudes et remettre en question le bien fondé de ces idées et concepts limitatifs.

Je citerai quelques exemples :

  • les coups de glotte de nombreuses traditions vocales, notamment en Afrique du Nord ;
  • le yodel des montagnards et ce passage vécu et affirmé de la voix de tête à la voix de poitrine ;
  • le chant de gorge des pays où l’espace est à franchir, chant des bergers basques, des chanteurs berbères ;
  • le trémolo des femmes coréennes venant détendre une dynamique laryngée fortement sous pression ;
  • la gorge déployée des chanteuses de Fado, leur visage en figure de proue et leurs mains tripotant nerveusement le châle noir traditionnel ;
  • le chant nasillard des chanteurs populaires de l’Italie du Sud;
  • le chant poussé des samouraïs japonais, etc.

La connaissance vraie de son corps chantant

Chaque esthétique spécifique conditionne l’art et la manière de la voix et lui impose toute une série de règles amenant le chanteur à développer plus particulièrement et parfois exclusivement certains aspects de sa voix – sa résonance, ses appuis, son tonus musculaire – et de son articulation.
Ainsi, si l’on prend l’exemple du chant classique du XIXème siècle et son héritage, que l’on cite souvent comme modèle de la bonne et saine utilisation de l’organe vocal et de la dynamique pneumo-phonique, ne peut-on reconnaître que sa spécificité conduit le chanteur à des exagérations supposant un développement musculaire particulier, une organisation corporelle et une dynamique respiratoire spécifiques, une utilisation de la résonance qui lui est propre.

Sa spécificité pour moi est liée :

  • à la recherche de l’homogénéité du timbre sur toute l’étendue de la tessiture, là où bien d’autres esthétiques privilégient le changement de registre, le développement et l’enrichissement de zones harmoniques choisies en fonction de la hauteur
  • à la possibilité de réaliser sur toutes les notes de la tessiture un crescendo et un decrescendo
  • à l’aptitude à chanter avec la même richesse et la même homogénéité la série de voyelles spécifiques pour vocaliser, voyelles dont l’ouverture et l’impact sur la tension des cordes vocales favorisent la production du son et permettent acoustiquement la réalisation du phénomène.

En amont de l’acquisition de toute technique spécifique liée aux impératifs d’une esthétique donnée, et ceci quelle qu’elle soit, il y a la connaissance vraie de mon corps chantant, de mon corps premier instrument, de sa structure, de ses mécanismes, de sa biodynamique. Il y a l’expérimentation de ses possibilités et de ses limites en fonction de la configuration du squelette, du tissu musculaire qui s’y insère et le met en mouvement, ainsi que du fonctionnement du cortex cérébral (cerveau de la musculature).
Il y a la découverte dans la sensation des lois physiques (champ de gravitation mécanique des solides et des fluides – colonne d’air) et acoustiques (propagation des sons, développements harmoniques…) propres au milieu dans lequel j’évolue et je m’exprime.

L’image de soi

Comme le dit le Docteur Feldenkrais dans son travail pour la « Prise de conscience par le mouvement® », «toute personne règle sa conduite, physique et psychique, sur l’image qu’elle s’est faite de soi, elle agit d’après l’image de soi» (image consciente et représentation inconsciente au niveau de son cortex moteur).
Cette image de soi est une image corporelle, celle des contours, des rapports entre les membres et parties du corps (rapports spatiaux et temporaux) et des espaces (qui deviendront des espaces de respiration et de résonance). Elle est aussi l’image des sentiments ou émotions et des pensées. Cette image s’est constituée au hasard de l’évolution, de l’éducation et de l’histoire personnelle de chacun.
Dans une posture, une attitude, un état d’être, une dynamique vocale, chacun présente une configuration toute personnelle qui est subjectivement ressentie comme la plus simple, la plus naturelle, accompagnée par l’impression de ne rien faire de particulier («Là, je ne fais rien de spécial», dit souvent l’élève, «chez moi, c’est naturel» … ).
Les configurations habituelles sont donc imprimées très profondément dans le système nerveux et celui-ci réagit à l’excitation extérieure par une réponse toute prête, une attitude habituelle, incapable bien souvent d’en former une autre à la demande de la réalité extérieure, autrement dit incapable de s’adapter à ce contexte, une situation, une acoustique, une expression, une intention. À travers le changement dynamique que nous envisageons, il s’agit de délier le système nerveux de ces configurations compulsives et de lui permettre un mode d’action et de réaction non pas dicté par l’habitude mais par la situation du moment.

Il n’y a pas de position idéale de la mâchoire

Prenons un exemple concret pour illustrer ce propos: la position de la mâchoire et sa dynamique chez le chanteur. Chacun présente une morphologie apparente, spécifique et habituelle, souvent remise en question par le professeur : « desserrez les dents », « n’ouvrez pas autant la mâchoire », « vous avancez mâchoire inférieure et cela perturbe votre voix », etc…

Cette attitude de la mâchoire est liée à l’état de dilatation-rétraction de la musculature qui s’y insère et relie la mâchoire aux parties avoisinantes.

Elle peut être :

  • réactionnelle (c’est à dire une réponse dans l’instant à une situation relationnelle et contextuelle, sentiment d’agression, expression d’une angoisse) ;
  • habituelle (correspondant à l’image de soi forgée par l’histoire) ;
  • ou encore acquise (configuration particulière exigée par une technique spécifique, ayant fait l’objet d’un entraînement et souvent imitation d’un modèle ou fruit d’un enseignement).

Du point de vue des lois acoustiques qui déterminent le développement des harmoniques et la propagation du son d’une part, et des relations fonctionnelles qui lient la mâchoire inférieure et le larynx (c’est à dire la source vibratoire) d’autre part, il est clair qu’il n’existe pas de position idéale de la mâchoire. Celle-ci varie en fonction de la hauteur du son, de l’intensité, de la voyelle prononcée et de la couleur vocale souhaitée. La mâchoire inférieure doit donc, à chaque instant et pour chaque situation vocale, définir dans son rapport avec la mâchoire supérieure, le larynx et la colonne cervicale, un équilibre adapté harmonieux et libre.
Cela signifie que le système nerveux, en tant qu’organe de commande, doit être à même de programmer une réponse adaptée à cette situation acoustique de l’instant, dictant à la musculature la mise en tonus qui convient.

Pour ce faire, il doit être libre des configurations compulsives et habituelles, disponible (c’est à dire dégagé de commandes syncinétiques, tensions involontaires inconscientes et parasites) et apte à la réalisation d’une configuration et d’une morphologie spécifiques ; ce qui présuppose l’expérimentation et l’intégration dans sa mémoire d’un grand nombre de possibilités qu’il aura la liberté d’associer de différentes manières, lui permettant de répondre de façon adaptée à la stimulation extérieure. Plus je suis disponible et riche de possibilités, plus je vais pouvoir trouver en moi-même la réponse adaptée. Si je ne connais qu’une configuration, quelle qu’elle soit, apparemment bonne ou mauvaise, comportement habituel ou acquis, la réponse sera dans bien des cas inadaptée, inharmonieuse et conduira à une limite. Seul le comportement adapté donnera avec un moindre effort toute la qualité expressive, la richesse harmonique du son et la parfaite définition de la voyelle permettant une articulation claire et précise.7

Expérimenter de nombreuses possibilités et écouter la différence

Si donc un élève montre dans l’acte vocal une morphologie (par exemple une position de mâchoire) qui manifestement perturbe l’émission du son et la qualité harmonique de la voyelle, je ne vais pas lui proposer un modèle extérieur à lui, une autre position pour sa mâchoire (la prétendue «bonne position », un moule dans lequel il devra par l’entraînement et la répétition devant le miroir, se couler), mais plutôt expérimenter avec lui un grand nombre de possibilités pour la position de sa mâchoire et sa relation avec les autres parties, tout en écoutant à chaque fois l’effet de cette modification de la morphologie sur la qualité du son (y compris les attitudes inadaptées qui conduisent à une limite ou à une gêne) pour qu’il puisse lui-même enregistrer la différence.

Je citerai volontiers un principe chinois ancien qui dit : « c’est à force d’avoir épuisé toutes les manières de marcher de travers que l’homme finira par marcher droit » (droit non par rapport à un modèle extérieur, mais bien par rapport à lui-même et la situation du moment). Cette expérimentation sans choix préliminaire, qui est la caractéristique de l’apprentissage du tout jeune enfant et amène son cerveau à maturation, permet de nettoyer le système nerveux de ses habitudes figées et limitatives et de forger une image de soi (de chaque partie) plus riche, complète et claire, qui elle-même, comme nous l’avons dit plus haut, règlera des comportements de plus en plus adaptés et harmonieux.

Développer le sens kinesthésique

Ce travail préliminaire développera aussi (et c’est un élément essentiel) le sens kinesthésique, autrement dit la sensation que le chanteur a de ce qu’il fait, informations en retour qui lui permettront de régler et de modifier son comportement vocal et respiratoire à chaque instant quasi inconsciemment, et ainsi de chercher une nouvelle adaptation, un nouvel équilibre plus efficace, plus performant et cohérent par rapport aux exigences de l’esthétique recherchée.
Le développement du sens kinesthésique, la connaissance et la compréhension (par la pratique) de ses fonctionnements, de ce qui est lié à la structure morphologique et cérébrale de l’homme et ce qui lui est propre (habitudes, attitudes liées au « psycho-soma », réactions à l’environnement et aux autres) conduiront le chanteur à une plus grande autonomie dans son évolution.

La découverte des fonctionnements spécifiques liés à telle ou telle esthétique lui permettra une plus grande expressivité, une réponse plus cohérente à une intention devenue claire. La disponibilité conduit à une plus grande adaptation de chaque instant et pour chaque situation vocale, laquelle mène le chanteur vers une véritable authenticité de son expression.

Un échange d’informations

Enfin, du point de vue pédagogique, la réponse de l’élève (c’est-à-dire son comportement
vocal, respiratoire et articulatoire) est toujours par définition la plus adaptée qu’il ait trouvée en lui-même face au stimulus et à la situation proposée. Celle-ci est en effet fonction de l’image de soi. Il ne m’appartient donc pas de la juger bonne ou mauvaise, mais plutôt d’entendre, voir et sentir si cette réalisation est cohérente par rapport à l’intention du chanteur (style, expression, couleur et articulation recherchés) et si cette intention est claire, quelle qu’elle soit.
Si ce n’est pas le cas, j’observerai le jeu des relations entre les parties et les fonctionnements afin de déterminer le lieu de l’incohérence, le motif de la limitation, ce qui a conduit à l’échec. Ce que nous pouvons observer de l’extérieur n’est souvent que le long aboutissement d’une chaîne de processus disharmonieux qu’il s’agit de remonter pour s’en débarrasser.

La pédagogie devient le guide d’une expérimentation, d’une aventure dans un corps, un système nerveux, une voix. Le travail devient un échange d’informations entre l’élève (informations qu’il donne par son comportement, sa morphologie) et le professeur qui, en fonction de ce qu’il a observé et entendu, donne à son tour une information – la plus claire et «au bon moment » – qui motive une nouvelle réponse, occasionne un nouveau ressenti…
Ainsi s’élabore une image de soi riche et complète qui permet au chanteur d’utiliser au mieux et au plus expressif ces merveilleux instruments que sont sa voix et son corps.