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Interview de François Combeau

Interview de François Combeau

Présentation de la Méthode Feldenkrais® dans le cadre d’un colloque sur « Moyens d’investigation et pédagogie de la voix chantée », organisé à Lyon (10 février 2001)

Connaissant mon travail par les chanteurs de l’opéra de Lyon (avec qui j’ai travaillé pendant 10 ans) et par des orthophonistes (pour qui j’ai animé de nombreuses formations), le Dr. Cornut m’a demandé de présenter la Méthode Feldenkrais® et son utilité pédagogique dans la formation des chanteurs, chefs de chœur, professeurs de voix et de théâtre, professionnels de la santé…

Il s’agissait d’une intervention de 3/4 d’heure pour l’ensemble des participants à ce colloque (200 personnes) et deux ateliers de 1h30 pour des groupes de quarante personnes.
Le Dr. Cornut souhaitait que cette intervention, au-delà de l’exposé des principes de la Méthode, permette de poser de nouvelles questions, de porter un nouveau regard sur la pédagogie de la voix et sa rééducation.

Beaucoup de participants étaient des professionnels expérimentés (thérapeutes ou pédagogues). Par ailleurs, pour en avoir fait partie pendant de nombreuses années, je connais bien ce milieu. Je le sais parfois plein de certitudes, d’idées reçues et d’habitudes de pensée notamment en ce qui concerne des notions telles que « posture », façon de respirer, positionnement de la nuque, des mâchoires, de la langue, etc…

Je décidais donc de ne pas me lancer dans la définition d’une méthode de plus avec un point de vue conceptuel et théorique. Je savais que dans ce cas ils m’écouteraient avec les oreilles de leurs certitudes et le « oui, mais » de la difficulté à accepter qu’il y a d’autres chemins possibles.
Aussi je pris le parti de proposer pendant cette « conférence » un vrai travail pratique nourri de « méta-commentaires » à propos des grands principes de la méthode, et cela à l’occasion de trois courtes PCM* de 15 minutes.
* PCM : Prise de Conscience par le Mouvement®
Je voulais leur donner l’occasion « d’être touché », d’avoir une véritable expérience sensori-motrice et de pouvoir donner à mes propos un sens fondé sur les sensations liées à leur expérience personnelle du moment.

Je souhaitais que le vécu même de l’expérience, pose de nouvelles questions et que celles-ci se situent dans un registre qui n’entre pas d’emblée en conflit avec leurs idées, croyances, savoir faire (que par ailleurs je respecte même si pour ma part, depuis 20 ans, je m’en suis éloigné).
Ils étaient 200 environ assis sur des chaises, serrés, « en attente »

Quelques mots pour introduire cette conférence, la situer dans le cadre du colloque et au niveau d’une réflexion pédagogique fondamentale. Bien clarifier que mon propos n’était en aucun cas de juger ou remettre en question la pratique des uns et des autres, mais plutôt de proposer des vécus qui viendraient enrichir la réflexion.

Nous avons commencé par « une PCM sur la mobilité du bassin et la sensation dynamique de verticalité, dans la position assise.

Assis sur le bord des chaises nous faisons différents constats à propos des appuis (sur les ischions et sur les pieds), de l’équilibre des parties de la colonne vertébrale et de la tête, de la mobilité de celle-ci et des diverses sensations au niveau du visage et des organes de la phonation.

Je leur propose ensuite des mouvements du bassin qui roule sur la chaise avec différentes initiations pour le mouvement et différents lieux d’attention pendant celui-ci.
Puis des mouvements au niveau de la cheville (flexion et relâchement, lever de l’avant du pied, lever du talon) et leurs coordinations avec les mouvements du bassin. Pour finir, des mouvements des yeux sur le cadran de 6h à 12h et de retour, là aussi avec différentes coordinations entre les mouvements des pieds et du bassin.
Tout cela était entrecoupé de moments de repos sur le fond des chaises.
Nous sommes ensuite revenus au mouvement du bassin et ses répercussions le long de la colonne vertébrale, puis différents constats au niveau de l’assise, de la sensation de verticalité, comment on se sent prêt pour l’action et pour exprimer, la liberté de la tête et du regard pour entrer en contact avec l’espace.
Debout maintenant, l’enracinement au sol, la sensation de soi en relation avec l’espace autour, l’ouverture du champ visuel, la mobilité de la mâchoire.

Pendant cette séance, j’ai introduit :

  • La valeur et l’importance de la « Prise de Conscience », celle qui permet de sentir ce que l’on fait et comment on le fait (préalable indispensable à toute évolution),
  • La notion d’image de soi dynamique et recréée à chaque instant grâce aux sensations que l’on a et qui nous permettent de nous définir. Citant bien sûr Feldenkrais : « Tout être humain règle ses comportements et agit d’après l’image de soi ».
    • Comment s’est construite cette « Image de soi », comment elle a pu se restreindre, s’abîmer, se figer au cours de l’histoire de chacun.
    • Comment elle peut être restaurée, à nouveau différenciée et enrichie, à l’occasion d’un travail d’exploration et de Prise de Conscience par et à travers le Mouvement.
  • Le travail sur soi, à propos de ses comportements et du passage de l’intention à l’action, pendant lequel le questionnement, l’exploration de l’inhabituel et des possibles sont plus importants que le résultat obtenu dans l’instant
  • La notion d’apprentissage au niveau du système nerveux central : capacité de créer de nouvelles connexions, d’ajuster, adapter la réponse donnée à la situation proposée, à l’environnement, à l’émotion sous-jacente à l’action.

Je fais aussi référence à l’apprentissage du tout jeune enfant, ses caractéristiques, l’environnement qui le favorise, la « gratuité » des premières explorations, dont le seul but est la découverte de soi, la recherche de nouvelles sensations, la mise en relation des différentes parties entre elles.

Enfin, je situe la séance qu’ils sont en train de suivre, « Assise et verticalité dynamique », dans le cadre de l’engagement dans de véritables processus sensori-moteurs, liés à des schémas profonds, ceux-là même qui ont fait partie de notre évolution et qui, de ce fait correspondent à des mémoires immédiatement disponibles dès qu’elles sont éveillées, sollicitées.
D’où l’efficacité presque immédiate de la recherche.

A la fin de la séance, il règne un grand calme dans l’auditorium. Personne ne se rassied. Je continue de proposer des constats reliés au propos de la séance, puis des constats de plus en plus éloignés apparemment (comme les différences au niveau de l’ouverture de la bouche, les mouvements des bras, le champ visuel mais aussi l’état intérieur, la respiration…)

C’est l’occasion d’insister sur le fait que, dans ce travail, c’est la personne toute entière qui est considérée, que le mouvement de l’ensemble ou d’une partie est une occasion de recréer un vrai dialogue sensori-moteur, d’accorder action et sensation, de développer le sens kinesthésique et ses nombreux capteurs au niveau des différents systèmes osseux, articulaires, musculaires et au niveau de la peau.

Aussi je commente une idée importante et dynamique que ce public encore « sous le choc » de ses sensations (celles qui émergent de la séance) peut maintenant entendre :
Plutôt que de remplacer une forme (posture) dans laquelle une personne est installée, par habitude ou par limitation, par une autre forme (position, façon de se tenir, façon de faire…) que l’enseignement propose comme une réponse meilleure et nécessaire pour une situation donnée (le chant, la parole, le jeu instrumental) et dans laquelle l’élève va souvent se figer comme un converti de la dernière heure, nous proposons d’explorer les différents possibles, développer la capacité à créer des formes adaptées aux situations, aux intentions, aux émotions.

La réponse dite meilleure aujourd’hui dans un contexte donné, demain risque fort d’être inadaptée et devenir sa propre limitation.

Toute correction imposée de l’extérieur, même avec toute la bonne volonté et le savoir-faire pédagogique de l’enseignant, crée un conflit entre l’ancienne habitude et le nouveau fonctionnement demandé, lie l’apprentissage à l’enseignant plutôt qu’au « soi-même » de l’élève. Cet apprentissage sera remis en question chaque fois que le stress, l’inquiétude, le doute se glisseront entre l’intention et l’action. (c’est ainsi que l’on voit réapparaître les mauvaises habitudes et que l’on entend : « Vous l’aviez trouvé la semaine passée, mais vous l’avez perdu. » ; Formulation qui explicite bien le fait que l’acquisition en question reste une donnée, une chose extérieure à la personne plutôt qu’un vécu mémorisé parce que exploré, senti.).

« Il n’y a pas de bonnes ou mauvaises positions de la mâchoire dans l’ouverture de la bouche, il n’y a que des positions adaptées ou inadaptées à la raison d’ouvrir la bouche, au son et à la voyelle émise, à la langue parlée, à l’enthousiasme et l’émotion de celui qui parle, à l’intensité que l’on doit développer pour se faire entendre… »

Voici le thème de la deuxième mini-séance que je propose à l’assistance après un petit temps de partage avec ses voisins et un peu de repos.

« Ouvrir et fermer la bouche, sentir comment on réalise le mouvement, quel écho celui-ci a au niveau du visage, de la nuque.… »

Je leur propose de répéter plusieurs fois ce simple mouvement d’ouvrir la bouche et la refermer, en changeant le lieu de l’attention que l’on porte à « Soi en mouvement », comme autant de points de vue différents sur son propre fonctionnement.

  • Ouvrir et fermer la bouche en observant le mouvement de la mâchoire inférieure, puis l’évolution de l’espace entre les dents, le fond de la bouche…
  • Refaire le mouvement en posant son attention sur l’arrière des dents supérieures, inférieures ;
  • Penser maintenant au palais, puis au plancher de la bouche ;
  • Sentir l’articulation mandibulaire à droite, puis à gauche,
  • etc..

Observer comment le fait de varier le lieu et la forme de l’attention permet d’enrichir la sensation que l’on a de soi et aussi de modifier le comportement lui-même. Porter ensuite son attention sur le développement de l’espace à l’intérieur de la bouche, sur la mise en relation dedans-dehors.

Après un temps de repos, posant les coudes sur le dossier des chaises des voisins de devant, je leur propose quelques ouvertures de la bouche, le menton posé sur les mains pour découvrir et clarifier le lieu et la mobilité de l’articulation cervico-crânienne. Une occasion pour expliciter une partie du travail que nous proposons : par et à travers le mouvement, prendre conscience de la structure de ses articulations, développer une image de soi plus riche, plus différenciée et plus proche de notre réalité notamment au niveau du squelette en mouvement et de son important potentiel de mobilité.

Nous explorons ensuite de multiples différenciations entre l’ouverture de la bouche (par la mâchoire inférieure ou par l’articulation cervico-crânienne et le déplacement de la mâchoire supérieure) et les mouvements des yeux, ceux de la tête, etc. ; variations d’orientation et de rythme.

C’est une occasion de préciser l’importance de ces différenciations, leur rôle dans la maturation du système nerveux, leur nécessité pour développer et élargir le champ du possible, se débarrasser des habitudes et fixations liées à l’histoire de chacun, à des savoir-faire acquis et figés…

La difficulté de certaines personnes dans ces différenciations de plus en plus sophistiquées m’amènent à parler un long moment de l’attitude que l’on a dans le travail et des buts et chalenges que l’on se fixe à soi-même.

« L’important n’est pas tant de réussir chaque variation mais de se poser la question. »

Chaque situation ou configuration est une nouvelle question qui est posée et amène le cerveau à devoir « lâcher » la réponse habituelle puis créer (très souvent maladroitement au départ) une réponse plus adaptée. Notre cerveau étant alors considéré comme un organe de création capable d’établir, par des connexions cellulaires nouvelles, des schémas d’action de plus en plus adaptés. Il lui faut retrouver une certaine « neuro-plasticité ». Il lui faut pour cela avoir été nourri par les informations que lui transmettent les nombreux capteurs au niveau des os, muscles, surfaces articulaires et au niveau de la peau. Ce système sensori-moteur a besoin d’être éveillé, stimulé, etc.

Nous insistons sur la qualité de l’exploration elle-même, débarrassée de l’intension d’arriver à un résultat, mais plutôt tournée vers le développement de la légèreté, de l’aisance, de la conscience.

Retrouver la notion d’apprentissage organique tellement frappante chez le jeune enfant. Cette façon d’apprendre à son rythme en fonction de ses besoins, d’explorer pour découvrir, pour sentir, pour élargir son champ d’action et d’observation : « une évolution expériencielle ».

Reprenant cette petite séance sur l’ouverture de la mâchoire, nous associons le mouvement de la bouche à celui de la flexion de la cheville (que nous avons clarifié lors de la première séance) et celui des yeux.

Nous le faisons d’un côté seulement pour que chaque participant puisse sentir l’effet immédiat de ces variations. Chacun découvre ces liens fonctionnels entre l’ouverture de la bouche et la mobilité de la cheville qui assume le passage de la verticale à l’horizontal.

Les différents constats que nous faisons après ces propositions étonnent plus d’un dans l’amphithéâtre.

Je parle alors de ce qui fait l’efficacité et parfois même l’immédiateté de ce travail, de sa grande fonctionnalité, prise de conscience qui permet de savoir ce que l’on fait, retour à l’exploration des schémas sensori-moteurs « primaires » (très anciens) que tout être humain a en mémoire, schémas hérités de l’évolution de l’Espèce et schémas explorés dans la petite enfance, à une période où la découverte, la gratuité, le plaisir de sentir, de se sentir, la capacité de porter son attention et de s’investir totalement dans la plus petite de ses actions… étaient les ingrédients de l’apprentissage organique.

Nous terminons cette mini-séance par des constats assis, puis debout, des mouvements d’articulation et de vocalisation. Il règne dans cette grande pièce une atmosphère très harmonieuse, les sons se mélangent et s’enrichissent.

Le Dr. Cornut, qui est sur la scène avec moi, s’en étonne, je devrais dire s’en émerveille, lui qui comme chef de chœur connaît la difficulté d’harmoniser les voix d’un groupe, de trouver l’unisson et cette présence vocale.

Je le fais remarquer au groupe en exprimant le lien avec ce que nous venons d’explorer ensemble.

Une petite pause, puis nous reprenons une troisième mini-séance à l’occasion de laquelle je souhaite reparler de l’apprentissage et exposer quelques principes de la Méthode :

  • Travailler avec la personne toute entière plutôt que de se focaliser sur un détail, une partie, un « problème »,
  • Explorer, élargir le champ des possibilités plutôt que de vouloir « changer » en demandant à la personne de se couler dans un moule, un modèle extérieur à soi,
  • Aller dans le sens de la personne, l’enrichir en prenant conscience, développer ce qu’elle sait déjà faire. C’est seulement à partir du moment ou la personne reconnaît et sent ce qu’elle fait qu’elle peut, par le jeu de variations de plus en plus différenciées, découvrir d’autres voies de fonctionnement, d’autres chemins pour agir, d’autres adaptations par rapport à ses besoins,
  • La notion « d’Intégration Fonctionnelle »,
  • La nécessité de savoir ce que l’on fait et comment on le fait pour pouvoir faire ce que l’on veut,
  • Le développement de la qualité, de l’aisance.

Je choisis pour cette troisième mini-leçon une séquence sur la mobilité de la tête et sa relation avec les mouvements des yeux et de la colonne vertébrale.

Assis sur le bord de la chaise, tourner la tête à droite et à gauche et noter jusqu’où on peut aller confortablement, quels sont les échos et les conséquences de ces mouvements de la tête au niveau de la cage thoracique et de la colonne, quelles parties de soi sont engagées dans le mouvement.

Continuer le mouvement vers la droite uniquement et observer maintenant ce que font les yeux pendant celui-ci. Puis la tête étant au repos, sentir les yeux, leur volume, leur emplacement dans la cavité oculaire. Faire ensuite quelques mouvements des yeux vers la gauche, conduire avec l’œil gauche qui va à gauche, puis l’œil droit qui va à gauche, quelle est la fluidité des mouvements des yeux, comment est la respiration, où s’exprime-t-elle ?

Nous reprenons ensuite le mouvement de la tête à droite pour noter comment les mouvements des yeux dans l’autre direction ont libéré la tête de certaines contraintes.

Suivent différents mouvements des yeux vers la gauche dans des positions de la tête, de plus en plus engagée à droite, et chaque fois leur effet sur le mouvement initial, son développement, sa qualité, la sensation de moindre effort. Viennent ensuite des mouvements du bassin engagés par le genou droit, lequel se déplace vers l’avant et de retour, puis vers l’arrière, etc. Et différentes combinaisons et différenciations entre les mouvements de la tête, du bassin et des yeux. Pour revenir enfin au mouvement initial de la tête et constater comme il se développe maintenant plus facilement. Sentir son intégration tout le long de la colonne vertébrale et cela jusqu’au bassin.

Observer que pour retrouver cette liberté et fluidité de la tête nous n’avons à aucun moment chercher à étirer des muscles en repoussant des limites mais plutôt éveiller et différencier différentes parties qui seront intégrées dans un schéma de mouvement plus fonctionnel, clarifier le plan de l’acte, développer la capacité du cerveau à organiser des réponses variées et de plus en plus cohérentes, notions que je développe d’un point de vue plus théorique et conceptuel.

Pendant les constats « debout », j’insiste sur la relation à l’espace, le développement du champ visuel, les sensations tout le long du côté droit.

Beaucoup d’étonnement devant tous ces constats. Je précise alors l’importance de l’œil dans la régulation et l’organisation du tonus de tout l’hémicorps correspondant et explicite la notion de dialogue sensori-moteur avec soi-même que nous développons à travers et par le mouvement. Comment celui-ci amène le système nerveux à affiner l’organisation de l’ensemble de notre squelette et l’homogénéisation du tonus.

Nous parlerons de stimulation de la capacité d’auto-organisation, auto-régulation et auto-guérison de l’organisme humain, capacités présentes chez chacun mais qui sont souvent étouffées, voilées par la fixation d’habitudes de fonctionnement, la perte de ce contact sensori-moteur avec soi-même.